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Au Bonheur d'Écrire
26 novembre 2014

Fontaine Ensanglantée

 

 

 

Fontaine Ensanglanté

 

 

Lyon_Fontaine_Jacobins_17

 

Ce jour-là, arrivé au centre de la ville de Tiliaz, j’aperçois un tas de gens massés dans l’esplanade qui entoure la mairie. Ils regardent tous en l’air, tournent la tête tantôt à gauche, tantôt à droite, suivant le spectacle insolite qui les tient en haleine. Je ne sais pas quelle bizarrerie mobilise leur attention, parce que la frondaison d’un tilleul me borne la vue.

Curieux, je vais à la rencontre de l’attroupement qui grossit de minute en minute. La garde républicaine peine à régler la circulation, devenue un bordel inextricable. Bientôt, je distingue les casques étincelants de quelques pompiers. J’en dénombre six. Ils tiennent fermement un rectangle de toile tendu, grand comme un drap ; et, le nez en l’air, ils suivent Marilio qui marche sur le toit de l’Hôtel de Ville, criant à la foule son intention de se jeter dans le vide.

Je me fraye un passage jusqu’à la fontaine monumentale qui s’élève devant la mairie. Six colonnes ioniques de marbre rose supportent un dôme d’albâtre. Celui-ci abrite un moutard de bronze qui pisse dans le bassin où luisent les pièces de monnaie que des amoureux y jettent, à l’occasion d’un vœu ardemment formulé. Suivant les personnes qui m’entourent, le suicidaire s’y est penché, avant de grimper sur le toit.

Je suis bien placé pour suivre le spectacle extravagant qui se déroule sous mes yeux. Marilio a une trentaine d’années, les traits réguliers la voix chevrotante. Il est assez grand, élancé, une  tignasse  en bataille encadre son visage délicat. Il continue d’égrener ses malheurs, déambulant sur la toiture, chancelant parfois, car il est passablement éméché. Chaque fois, la foule frissonne, elle pousse un oh! qui exprime l’émotion collective. On craint qu’il ne se précipite sur les dalles de l’esplanade bien malgré lui.

On prévient la maire qui se dépêche de sortir sur l’esplanade. Fatima a une quarantaine d’années, elle est fraîche et bien roulée, porte une robe à fleurs, échancrée jusqu’à la racine des seins généreux. Elle regarde le jeune homme. Elle lui dit qu’elle est là pour l’écouter, et qu’elle fera tout ce qui est dans son pouvoir pour l’aider.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Marilio ? demande-t-elle, essayant de comprendre le problème.

– Je n’ai pas de boulot, mon père m’a flanqué dehors, Lucilia m’a laissé tomber, on m’a volé ma mobylette… Je n’ai plus rien, je veux mourir.

– Tu as la vie devant toi. Tu peux tout reconquérir si tu décides de te battre, dit madame la maire, d’un ton persuasif.

– Sans Lucilia, je ne suis rien… je veux mourir. Vous pouvez lui parler, lui dire que je l’aime, que je ne peux pas vivre sans elle.

– Ce n’est pas facile de raisonner une femme, si son cœur veut suivre une autre voie ? observe Fatima.

– Elle vous a dit qu’elle sort avec quelqu'un d'autre, qu’elle en est folle amoureuse ? bafouille Marilio, bouleversé.

Sous le coup de l’émotion, il est secoué par des frissons, et il tombe à la renverse, glisse doucement sur le dos. La foule retient son souffle, les pompiers se préparent à amortir la chute imminente. Un lourd silence se fait. On entend nettement le bruit monotone de l’eau dans la fontaine. Marilio essaie en vain de s’agripper quelque part, il glisse toujours. C’est la gouttière qui le sauve in extrémis. Il reste immobile, tremblant, le talon appuyé sur le conduit. Puis il se relève et regarde la maire qui a les bras tendus comme si elle voulait empêcher sa chute.

Un accident pareil dans sa mairie serait vraiment mal venu, au moment où elle a tout intérêt à se faire discrète. Depuis quelque temps, son nom est étalé dans tous les journaux, à cause du scandale qui l’a éclaboussée. On l’accuse d’avoir créé une caisse noire, au profit du club de foot local. Elle serait alimentée par le biais de surfacturations, avec la complicité d’entreprises liées par des contrats de service. Certains ne se cachent pas pour parler aussi de détournement de fonds au profit de la maire. Son procès vient de débuter, les journalistes font le siège du palais de justice, les jours d'audience.

 – D’accord, tu peux compter sur moi, je vais lui parler, dit Fatima, se retirant à l’intérieur de sa mairie.

Lucilia est fonctionnaire municipale, Fatima la convoque dans son bureau. Elle lui donne des instructions précises, lui fait  comprendre que son emploi dans un effectif en surnombre est compromis, si elle rechigne à les suivre. Il faut sauver Marilio à tout prix, le plus vite possible.

Entre-temps, alertés on ne sait par qui, les médias arrivent en masse. Ils se placent pour assister au dénouement du mélodrame; ils flairent le scoop pour l’édition du soir, prennent des photos la vedette qui continue d’arpenter le toit, répétant ses malheurs, avec de grands gestes théâtraux.

Fatima revient sur l’esplanade, accompagnée de Lucilia. Elle grimace en voyant une meute de journalistes et de photographes qui l'attendent. Ils sont là, prêts à publier ce fait divers ennuyeux, et elle se dit que ces charognards ont dû être prévenus par ses ennemis politiques. Une équipe de reportages d'une chaîne de grande écoute vient d'arriver

Les photographes braquent l’objectif sur elle, les diaphragmes crépitent. Ils la mitraillent sous tous les angles, tandis que les caméras silencieuses traquent tous ses mouvements. Un journaliste lui tend un micro qu’elle repousse d’un geste, et elle enjoint à la police municipale de tenir le public et la presse à distance.

Maintenant, le maire est moins préoccupé par le sort de Marilio que par le compte-rendu de l’événement qui paraîtra dans la presse. De nouveaux amalgames sont à craindre. Elle a dans son dos Tavares, cette vipère d’éditorialiste qui, dans son dernier article, a écrit qu’elle n’était qu’une populiste assoiffée de pouvoir, peu soucieuse de la morale dans la mise en œuvre de sa politique. Et il a ajouté que, pendant ses trois mandats, elle avait allègrement pratiqué la démagogie, le populisme et l’abus de pouvoir. Le dernier en date étant l’imputation des honoraires exorbitants de son avocat – un ténor du barreau – au budget de la commune.

Jusqu’ici, la conversation entre Lucilia et Marilio s’est limitée à un vif échange de récriminations. La maire saisit le bras de la jeune femme, lui rappela son engagement. Il faut qu’elle change de registre, immédiatement.

– Assez d'accusations ! Tu peux me dire ce que tu fais sur le toit ? lance Lucilia tout à coup.

– C’est pour te dire bien haut que je t’aime et que je ne peux pas vivre sans toi, répond Marilio, tout imbu de ses paroles.

– Tu sais pourquoi on s’est fâché? Arrête de boire, prouve-moi que tu es capable de garder un emploi, conduis-toi comme un adulte responsable. Après, nous pouvons parler de notre avenir ensemble. Je ne te déteste pas.

– Vraiment ? Tu reviendras avec moi ? Je te jure sur la tombe de ma grand-mère que je ferai tout ce que tu veux.

– D’accord. Mais ne jure pas, ça porte malheur ! Descends de là et commence tout de suite ta nouvelle vie, dit Lucilia.

– Pour ce qui est de l’emploi, je verrai ce que je peux faire, dit la maire, nous en reparlerons. Le reste ne dépend que de ta volonté.

– D’accord, je m’envole, répliqua Marilio écartant ses bras, comme des ailes.

Il se jette en l’air, comme l’athlète essayant de franchir la barre du saut en hauteur, et il tombe sur dos au milieu sur la toile qui tiennent les pompiers. Il saute rapidement sur ses jambes, puis s’approche de sa bien-aimée. Alors, celle-ci laisse éclater sa colère. Elle flanque une claque retentissante sur la joue de Marilio, qui resta éberlué devant la jeune femme.

– Ça, c’est pour ton cirque sur le toit ! s’écrie-t-elle, furieuse. Mais, l’instant d’après, son visage se radoucit. Elle jette ses bras autour du cou de Marilio, elle l’embrasse longuement, avec toute son ardeur ; et, lorsque leurs bouches s’écartent, elle lui dit.

– Ça, c’est pour te donner le courage de tenir tes promesses !

Euphorique, Marilio court vers la fontaine. Il bondit comme tout à l’heure sur le toit, avec l’intention de s’étaler sur l’eau, mais il calcule mal son élan. Sa nuque heurte violemment le bord du bassin. Maintenant, il flotte, les yeux immobiles, le regard fixe. La pisse du moutard tombe pile sur sa bouche ouverte ; et l’on voit son sang qui se répand dans l’eau.

Une intuition tragique saisit la foule. Deux pompiers se précipitent vers la fontaine ; l’un d’eux tâte la carotide de Marilio, il ne perçoit pas le moindre battement. Il lui ferme délicatement les paupières et la bouche. Le malheureux s’est rompu les vertèbres cervicales, il est mort sur le coup.

 

 

 

 

 

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  • Cette page sera essentiellement consacrée aux deux romans que je m'apprête à auto-éditer. J'en publierai ici des Extraits. Il n'empêche qu'on y trouvera également des écrits qui vont de la fable aux petites nouvelles en passant par de petits essais.
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